P E T E R  L A R S E N
C O L L E C T I O N S  P R I V É E S
E X P O S I T I O N S

Le bleu de Klein

Le public s’attendent d’un artiste, du nouveau, du surprenant, du transcendant insolite émanant de son œuvre. Comment extraire cette magie d’une œuvre de Klein, monochrome et sans la moindre trace d’écriture ou de figuration ?

Klein sollicite notre sens d’abstraction, notre capacité à imaginer la réalité sans des choses. Imaginez-vous le ciel, sans les nuages, sans les oiseaux, que reste-t-il ? Pour Klein, si on poursuit cette idée, on aboutit dans un infini néant, où se confondent l’âme sensible et le pur et uniforme bleu.

Il faut se concentrer sur ce qui reste, ce qui est mis un exergue, le bleu. Une expérience de couleur, que nous ne pouvons partager entre nous que par les mots, que par le terme la signifiant.

La mesure précise d’une longueur d’onde n’informe que de l’intensité énergétique du rayon, aucunement sur la teinte perçue. La teinte d’une couleur est une expérience individuelle et émotionnelle.

Intuitivement on ressent une teinte comme une réalité physique, mais l’œil ne constate que des contrastes. Les cellules nerveuses permettent la perception des contrastes sont, à l’image des dermatoglyphes, distribuées de façon individuelle au fond de l’œil de chacun.

La perception des teintes dépend ainsi de l’œil de chacun, et de la psychologie de chacun. Les couleurs que nous voyons dépendent de la poésie que nous employons pour décrire les teintes de ces mêmes couleurs.

C’est à l’intérieur même du mot bleu, dans le ressenti de sa signification, qu’opère le monochrome de Klein.

Les monochromes antérieurs à ceux de Klein, poursuivaient une idée d’anéantissement de l’art, d’effacement de contrastes révélateurs, il serait plus juste de parler d’œuvres homogènes. Avant Klein un monochrome ne cherchait pas à montrer la présence d’une couleur mais l’absence de sujet, la couleur y était, je dirait presque, accidentelle.

Après Klein, le monochrome devient quelque chose, le bleu n’est plus « rien » mais bleu. Pour saisir la différence il est opportun de comparer avec de l’orange. Orange, signifiant à la fois un fruit et une couleur. On s’imagine l’un a pris le nom de l’autre, mais comme pour l’œuf et la poule, on ne sait dans quel ordre.

Pour vivre pleinement l’aventure du monochrome, il faut faire abstraction du vocabulaire et de la perception actuelle de la couleur. L’exemple de l’orange nous fait comprendre, que fut une époque où la couleur était indissociable de sa contexture. Toute couleur avait autrefois obligatoirement son appendice, bleu-ciel, vert-pomme ou jaune-d’œuf. Il en est toujours ainsi pour les parfums, ils sentent obligatoirement quelque chose. Si aujourd’hui, nous pouvons dire orange comme un élément autonome, dissocié du fruit, il n’en est pas de même pour le parfum de l’orange. Le parfum d’orange reste lié aux fruits, il n’y a pas eu une évolution vers une existence comme référence autonome.

S’imaginer une couleur, est lié à une terminologie adéquate. Il est possible, si on y parvient à la nommer, de voir une nouvelle couleur, mais uniquement à l’intérieur du spectre déjà visible, comme si on prenait conscience dans son café habituel d’un arôme jusqu’alors ignoré.

Il s’agit là de quelque chose de récurrent dans l’art et dans l’acquisition de la culture ; nommer avec plus de précision, plus de vocabulaire, creuser et contraster la surface immuable de la réalité, jusqu’à la parution du bleu Klein, arraché du ciel et de la mer.

Peter Larsen, MAMAC, 19 mai 2018